"Pendant qu'on attend de vivre, la vie passe" - Sénèque

Publié le par Elisa Létan

"Pendant qu'on attend de vivre, la vie passe" - Sénèque

Plus nous sommes conscients de nos expériences positives, plus notre plaisir et notre bien-être augmentent. Acte réflexif, la conscience nous permet de "savourer" notre bonheur et, en retour, il n'est que plus intense, profond et durable. De manière aussi décisive, notre bonheur est nourri par la qualité de l'attention que nous portons à ce que nous faisons.

Les sages stoïciens (Epitecte, Marc Aurèle..) et épicuriens (Epicure..) de l'Antiquité avaient souligné ce point capital et affirmaient que l'instant nous faisait toucher l'éternité. La félicité ne se goûte que dans l'instant présent. Les études scientifiques les plus récentes confirment ce fait depuis longtemps mis en avant par de nombreux philosophes et psychologues. Grâce à l'imagerie médicale cérébrale, les chercheurs en neurosciences ont pu établir que les zones du cerveau activées lorsque nous nous concentrons sur une seule expérience sont différentes de celles activées lorsque notre esprit vagabonde ou rumine diverses pensées (le Cerveau Heureux -Thomas Mauras- chercheur Hal de la Pitié Salpétrière). L'observation clinique a également révélé que les sujets souffrant de troubles nerveux ou dépressifs fonctionnaient le plus souvent en mode "rumination", à l'inverse des personnes affichant un notable bien-être subjectif, qui passent davantage d'une activité à une autre en étant attentives à ce qu'elles font.

On a ainsi pu établir un lien entre attention/concentration et bien-être, et entre rumination/vagabondage et mal-être, tout en identifiant l'ancrage cérébral et ses états d'âme.

Diverses thérapies ont été proposées avec des résultats très probants, aux patients atteints de troubles dépressifs en leur proposant de vivre dans l'attention du moment présent. Parmi ces thérapies , on trouve notamment la pratique de la méditation dite de "pleine conscience" élaborée par le psychiatre américaine Jon Kabat Zinn, il y a une vingtaine d'années, en s'inspirant des fondements de la méditation bouddhiste, et dont le psychiatre Christophe André est en France, l'un des principaux promoteurs. L'expérience de la méditation silencieuse permet de fixer l'attention sans la crisper, d'apaiser le mental, de calmer la ronde incessante des pensées et de se ressourcer intérieurement. Compte tenu de l'interaction entre corps et esprit, cet apaisement rejaillit à la fois sur l'organisme et sur les émotions. Des études scientifiques ont d'ailleurs été menées sur des méditants entraînés, tel le français Matthieu Ricard qui médite plusieurs heures par jour depuis bientôt 40 ans; elles ont révélé que ces pratiquants sont le siège d'une réaction cérébrale spécifique : leurs ondes gamma sont beaucoup plus intenses que celles des autres sujets, on observe chez eux "une meilleurs synchronisation de l'ensemble de l'activité électrique du cerveau" ainsi qu'une "augmentation de la neuroplasticité c'est-à-dire de la propension des neurones à établir davantage de connexions".

Si la pratique régulière de la méditation peut aider à vivre en "pleine conscience", chaque expérience du quotidien peut aussi, bien entendu, être source de bien-être et produire des effets similaires. Il suffit pour cela d'être attentif à ce que l'on fait dans le moment présent : nos sensations lorsque nous préparons un repas, lorsque nous mangeons, lorsque nous marchons, lorsque nous travaillons, lorsque nous écoutons de la musique....etc... plutôt que d'accomplir ces tâches ou ces occupations en pensant à autre chose ou en laissant notre esprit errer d'un souci à l'autre. Chaque moment du quotidien peut dès lors devenir source de bonheur, non seulement par le plaisir que nous prenons à ces diverses activités, mais aussi parce que l'attention stimule notre cerveau de telle manière qu'il produit à son tour des ondes ou des substances qui stimulent notre impression de bien-être.

Nous constatons que, bien souvent, nous ne vivons pas dans le moment présent, mais laissons nos pensées voguer vers le passé ou le futur. Nous accomplissons plusieurs tâches en même temps. Nous ressassons divers soucis pendant que nous travaillons. Suractive, la vie moderne ne fait qu'accentuer ces tendances, d'où l'accroissement exponentiel du stress, de la fatigue chronique, de la dépression et de l'angoisse dans nos sociétés. Alors qu'une meilleure attention à ce que l'on fait, à ses sensations, à ces perceptions, au déroulé de son action, peut changer une vie.

Si nos modes de vie actuels favorisent la dispersion mentale, l'échappée des pensées hors du moment présent, et sont par là, source de stress et de mal-être, il ne s'agira pas non plus de tomber dans l'excès inverse en voulant bannir toute rêverie, tout vagabondage de l'esprit. Pour être équilibré notre esprit doit être certes, concentré, attentif mais a aussi besoin de flânerie sans but précis, au gré des humeurs, des inspirations, des associations d'idées. Il n'est pas mauvais de s'accorder des moments de relâchement de l'attention où notre esprit peut flotter, folâtrer, se laisser porter par le flux des pensées qui vont et viennent. Pareille déconcentration est différente de la "rumination" qui consiste le plus souvent à se concentrer sur un remords du passé, une angoisse de l'avenir et accroît nos émotions négatives.

Notre esprit a donc autant besoin de se concentrer, d'être attentif, que de se détendre et se régénérer par le silence intérieur - fruit, par exemple de la méditation -, mais aussi par la rêverie, le vagabondage de l'imagination. L'inactivité, le silence, l'écoute de la musique, la lecture de la poésie, la contemplation de la nature...sont d'autant d'atouts précieux pour fortifier notre vie intérieure.

C'est en relâchant le mental que surgissent à l'improviste des solutions à nos problèmes, les idées les plus lumineuses, les intuitions qui nous permettront d'avancer à nouveau là où nous restions bloqués.

Notre bonheur dépend aussi de notre capacité à nous remémorer des moments heureux de notre vie. Le vagabondage de l'esprit dans le passé rend malheureux lorsqu'il va y puiser des souvenirs négatifs, des remords ou des regrets mais il procure un rare bonheur lorsqu'il va y exhumer des moments heureux. Le bonheur se nourrit de la conscience d'être heureux et si cette conscience s'active toujours dans le présent, elle met aussi en branle l'imaginaire pour s"emparer et traiter des souvenirs du passé. Lorsqu'il évoque dans Philèbe les plaisirs de l'âme, PLaton insiste sur le rôle de la mémoire et évoque notamment le bonheur que dispensent le souvenir de plaisirs corporels, et, par rebond, l'anticipation de ceux à venir. Epicure insiste lui aussi sur le rôle essentiel de la mémoire comme adjuvant du bonheur, notamment lorsque le corps souffre du fait d'une maladie ou d'une maltraitance : ce qui permet de retrouver l'"ataraxie", la paix profonde de l'être, c'est de se souvenir des moments heureux.

De l'art d'être attentif...et de rêver - Frédéric Lenoir (Du Bonheur, Un voyage philosophique).

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